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I Like Jazz (1984​-​86) Anthologie VOLUME 1

by Yves Charuest, Guillaume Dostaler, Normand Guilbeault, Michel Ratté

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about

Introduction à la musique d’I LIKE JAZZ (1984-1986)
Par Michel Ratté (inédit circa 1996; postscriptum circa 2000)*

Ce texte veut témoigner d’une certaine époque de la musique alternative au Québec ainsi que d’un jalon de ma collaboration musicale de presque 15 ans avec Yves Charuest. En même temps, il s’agit de contribuer à l’expérience et à la mémoire d’une musique injustement ignorée en son présent et désormais oubliée : la musique d’I Like Jazz. I Like Jazz est un groupe de musique dont Yves Charuest (saxophoniste) et moi-même (batteur) avons eu l’idée et qui a immédiatement enthousiasmé deux autres musiciens sans lesquels l’entreprise ne serait pas née : Normand Guilbeault (bassiste) et Guillaume Dostaler (claviériste). I Like Jazz a existé de 1984 à 1986. Quand certains ont daigné prendre note de l’existence de ce groupe, c’était la plupart du temps pour lui reconnaitre une curiosité superficielle qui a fait parler de lui en le caractérisant comme groupe de « jazz punk ». Comme on l’a pensé à propos de toute la culture punk, à savoir qu’elle était une contreculture nihiliste qui voulait se consumer dans l’intensité du moment présent et qu’il s’agissait là d’un mode d’existence et d’expression destiné à cesser de lui-même, il était naturel qu’on assume qu’I Like Jazz ne soit qu’un moment d’intensité destiné à l’oubli. Or I Like Jazz était d’abord animé par un pathos d’avant-garde, assumant une affinité avec le surréalisme et une forme, je dirais, post-surréaliste de formalisme musical. Avant d’aborder ces thèmes, j’aimerais présenter le contexte local avec ses résonances idéologiques plus larges où I Like Jazz est né et n’a pas pu être apprécié.

I Like Jazz : musique de marginaux parmi les marginaux

Le contexte où naît I Like Jazz est celui de l’émergence au Québec, dès le début des années 1980, de la « musique actuelle » qui n’avait pas encore de nom à l’époque. C’est au milieu des années 1970 que les futurs premiers musiciens « actuels » des années 1980 se sont d’abord fait connaître. Plusieurs se présentaient comme des résistants à l’industrie culturelle et ont aussi été actifs dans le Front Action Musique (1977) puis dans le Syndicat de la musique du Québec (1978-1982)i. Ils étaient investis dans une lutte visant à briser le monopole (qui malheureusement subsiste toujours) de la Guilde des musiciens affiliée à l’American Federation of Musicians.
Lorsque mes amis du groupe I Like Jazz et moi-même avons connu ces musiciens, beaucoup d’entre eux pratiquaient une musique qui revendiquait explicitement des liens avec le free jazz. Pas avec le free jazz qui prétendait être spécifiquement politique, mais surtout avec celui qui revendiquait une valeur expressive pour le naïf, une valeur expressive pour un caractère brut de l’art en général. Cet intérêt pour l’art naïf et l’art brut s’étendait aux « musiques du monde», musiques qu’ils ont appris à connaître, comme nous d’ailleurs, à travers les collections de disques qui les documentaient et les conservaient (Folkways, Unesco, etc.) – ce qui n’a rien à voir avec ce qui deviendra l’industrie de l’homogénéisation des musiques extraoccidentales sous le nom du « World Beat ». Dans l’esprit contre-culturel persistant de l’époque, le naïf était reconnu par ces artistes comme une source d’authenticité quand on le trouvait dans les musiques « vierges » d’autres civilisations et comme une source de critique sociale quand le naïf devenait celui de la spontanéité de leur propre production musicale improvisée.La teneur critique de l’attendrissement contre-culturel à l'égard de la poésie présumée naïve des cultures musicales extraoccidentales peut certes paraître aujourd’hui un peu condescendante . Cependant certains mythes sont plus tenaces. Il est commun aujourd'hui encore de penser que la spontanéité de l’improvisation radicale, est elle-même à la fois le refuge de l’authenticité de chacun dans un monde aliénant et comme une attaque contre les normes contraignantes de la culture occidentale — inauthentique par essence. Ce qui caractérisait cette spontanéité à l'époque était cependant, je le répète, d’affirmer se nourrir de l’authenticité intrinsèque du naïf qu’on prétendait trouver dans les musiques du monde. À l’échelle de la culture artistique circulant dans les marchés globaux, cette culture musicale montréalaise était en rapport autant d’émulation que de critique, avec la musique diffusée sur des étiquettes de disque comme ECM par exemple, qui avait repêché, outres plusieurs artistes européens, des artistes brésiliens, africains, etc. ainsi que beaucoup de free jazzmen américains n’ayant pas survécu à la place que s’est faite le jazz-rock dans le marché américain des années 1970.
Dans le contexte des deux mandats gouvernementaux du Parti Québécois (1976-1985), cette culture musicale, oscillant entre le désir d’un art brut autant qu’exotique et le radicalisme de la musique improvisée africaine américaine politisée, s’est sentie marginalisée. Jean Derome, certainement éminent parmi ces artistes, a témoigné sans équivoque de ce sentiment : selon lui, la politique culturelle volontariste du PQ et les institutions de diffusion ignoraient ce qui n’était pas, d’une manière ou d’une autre, expressif du patrimoine québécoisiii. À partir du milieu des années 1980, ces artistes ont nourri de nouveaux contacts avec des réseaux d’artistes autonomes et alternatifs, à commencer par certains musiciens anglais d’allégeance marxiste qui ont vu dans la musique populaire alternative, c’est-à-dire dans un « post-rock » ou « rock libre », un terrain où résister et créer de nouvelles solidarités culturelles anti-capitalistesiv. Le réseautage avec cette « internationale » de la musique alternative a d’abord permis à la communauté de musiciens alternatifs montréalais de s’organiser en vue de se faire voir ailleursv. Dans la foulée, fut créée en 1984 la coopérative de production-distribution de disques Ambiances magnétiques. Les musiciens ont entamé des collaborations artistiques avec des gens d’outre-mer, collaborations qui sont devenues un rituel providentiellement appuyé par le nouveau Festival de musique actuelle de Victoriaville qui est encore une vitrine importante pour un ensemble hétéroclite de musiques qui sont diffusées de manière restreinte; de la musique savante contemporaine de tradition occidentale à la musique des Anglais marxisants en passant par la musique des Montréalais nouvellement réseautés. Grâce au festival de Victoriaville et en dépit du caractère bigarré de ce qui est désigné sous le vocable de « musique actuelle », les musiciens montréalais ont trouvé dans l’expression « musique actuelle » un nom générique pour leur musique. Sans être parfaitement en mesure d’établir comment s’entrelace la genèse du succès respectif du festival de Victoriaville et de la communauté des musiciens de Montréal, il est un fait indéniable : tout le monde s’accorde pour dire que le festival de Victoriaville est un succès organisationnel, ce qui est absolument essentiel auprès des subventionneurs, qui ont été longtemps indispensables et le demeurent pour que ce festival ait les moyens de sa réputation. À mesure que le festival gagnait en prestige, la revendication explicite du nom de «musique actuelle» chez les musiciens montréalais devenait menaçante pour d’autres institutions musicales québécoises qui, elles aussi, étaient les clientes de l’État, sans cependant être encore converties à la mise en marché dans la « foire internationale » – dont l’exemple de succès le plus criant était évidemment le Festival international de jazz de Montréal. Ces institutions fonctionnaient toujours comme des sociétés de concert à diffusion restreinte assumée. Je pense en particulier aux divers projets (orchestres, événements, saison de concerts) de musique savante contemporaine de tradition occidentale qui, demeurant en vase clos commençaient à souffrir de leur manque d’auditoire dans le contexte de la remise en cause néo-libérale de l’aide étatique aux arts.
Toujours est-il qu’un débat assez bancal s’est engagé pendant plusieurs années sur la question de savoir ce qui était réellement « actuel » – puisqu’être « actuel », c’était aussi être partie prenante d’une manière de diffuser qui faisait ses preuves quant à la capacité de la musique à diffusion restreinte de faire parler d’elle. On a alors évidemment mis au service de la cause les idéologues du postmodernisme de part et d’autre – c’est-à-dire chez les musiciens savants contemporains de « tradition occidentale » et chez les musiciens « autonomistes ». Si tout le
monde s’entendait pour dire que la « musique actuelle » devait assumer la fin de l’idéologie de la nouveauté pensée comme essence de la modernité, en revanche, on luttait pour savoir quelle postmodernité était légitime. Il y a d’abord celle prétendument plus profonde des musiciens « postdarmstadtiens », ceux-ci s’étant rendu compte qu’il y avait encore une voie poétique pour la musique, une voie qu’il fallait néanmoins avoir d’abord entrevue en consentant aux travaux forcés culminant dans l’abstraction. Au fil de la révélation postmoderne dans l’institution savante, révélation qui s’est déployée sur plus de 15 ans jusqu’à aujourd’hui, la perdition dans l’abstraction est devenue le « métier » ; la voie poétique, elle, est souvent devenue celle du maniérisme érudit et de l’évocation de la tradition comme supposée condition d’intelligibilité de la musique. L’autre postmodernisme plus anarchisant, mais aussi très emphatique dans son affirmation d’une nouvelle situation historique était celui de l’éclatement des genres à l’ère de la circulation médiatique de l’entièreté du patrimoine culturel mondial et de la possibilité de sa manipulation, sa fragmentation avec une technologie largement disponible. Chacun avait accès à toute la culture et chacun pouvait également la reconfigurer et présenter cette reconfiguration comme le fruit d’un regard singulier sur tout. Bien sûr, la plupart de ces musiciens jouaient encore de la musique avec des instruments traditionnels, mais ils revendiquaient une affinité avec cet esprit critique du temps qui se concrétisait dans des collaborations avec des DJ par exemple. La contreculture émergeant des ressources de la subjectivité individuelle dans les années 60- 70 se transforme alors en travail particularisé de déconstruction du mur culturel massmédiatique. De la lutte pour la conquête d’une expressivité conforme à soi, d’une expression authentique, on passe à la critique de l’esprit affirmatif du temps dans un geste ironistevi.
De cette si profonde lutte entre le postmodernisme « de métier » et le postmodernisme « branché » n’a filtré qu’un excès de langagevii, qui a atteint un sommet du côté des porte- parole de la « postmodernité de métier » en 1995. Alors que les «actualistes branchés » ont fait un placement sémantique peu rentable en se rebaptisant praticiens de « musique vivante », les postmodernistes de métier ont été entrainés dans une opération commando de salissage de réputations par leurs doctes partisans. Dans Circuit, une revue savante sur la musique contemporaine, qui se proposait de finasser sur le concept de « musique actuelle », on a pu lire que les artistes qui se déclarent créateurs de « musique actuelle » – c’est-à-dire ceux qui s’étaient récemment institués créateurs de « musique vivante » comme s’ils avaient flairé un piège – sont les promoteurs de la « décadence culturelle » en même temps qu’une forme de « protofascismeviii » – ce qui est évidemment impossible à soutenir à propos de nos sympathiques anarchistes culturels.
Évidemment, le nerf de la guerre dans ces abus de langage était la question de savoir quelles entreprises musicales à diffusion restreinte sauraient montrer patte blanche dans l’espace public élargi, un espace jusqu’alors indifférent à leur égard, mais devenu un forum obligé au moment où c’était leur existence qui y était idéologiquement mise en causeix. Le sort qui guette ces musiques est mieux pressenti par les postmodernistes de métier. La raison en est qu’ils ont bien plus à perdre que les artisans de la « musique vivante ». Une reconnaissance de principe assez soutenue de la part des décideurs politiques depuis la fin des années 1960 et, conséquemment, une tendance de soutien de l’État non démentie jusqu’au milieu des années 1990, c’est précieux. Pour les « vivants », c’est autre chose : ils n’ont toujours réussi à gagner l’aide de l’État qu’à l’arraché, et depuis bien moins de temps. Il ne faudrait pas croire que les créateurs de « musiques vivantes » aient réellement compris que la fragilité de leurs gains tient plus aux circonstances sociopolitiques qu’à quelque impair de réseautage. On doit d’ailleurs faire remarquer que les attaques contre leur légitimité en provenance des
postmodernes de métier ont montré clairement que ceux-ci avaient une meilleure intuition de la situation.
Depuis, la poussière ne cesse de retomber, ce qui veut dire que la nature politique des problèmes a été définitivement éclipsée avant même d’avoir été saisie. Les conflits idéologiques se sont estompés et tout le monde a gagné plus d’esprit pragmatique. Évidemment, quand l’esprit pragmatique prend du service parmi ceux qui s’étaient opposés autrefois et qui se reconnaissent maintenant, c’est parce que, de part et d’autre, il y a reconnaissance de la spécificité de la puissance irréductible de chacun. Cela rend possible que la demande de compromis de la part d’un tiers (par exemple l’État subventionneur de la culture) soit honorée d’une manière dite « raisonnable », c’est-à-dire dans notre contexte, par une justice distributive de l’appauvrissement, une justice évidemment que théorique qui n’avantage personne en plus d’en étouffer plusieurs qui sont dans l’orbite éloignée de chacune des instances légitimes dont on célèbre le talent pour la « concertation ».
Certains penseront qu’il était inévitable que la sensibilité des années 1970 qui s’est transformée en esprit pragmatique par souci de persistance plutôt que par devoir de résistance, ne laisse filtrer aucune véritable analyse sociopolitique de la transformation de l’institution musicale et plus profondément – et prioritairement – de la transformation du rapport entre l’État et le capitalisme à l’heure de l’idéologie néolibérale ainsi que de la transformation du capitalisme lui-même. Alors, il faut savoir que cet esprit des années 1970, désormais – c’est- à-dire à partir du milieu des années 80 – mâtiné de surréalisme tendre et de postmodernisme anarchisant, devenu la source généreuse d’où émanent divers «folklores urbains imaginaires », cet esprit donc, en entrant dans une phase de persistance plutôt que de résistance, devait par le fait même inévitablement connaître une période de mutation au gré du contexte changeant consistant, comme on l’a dit, en un début de succès organisationnel bénéficiant de la courroie de transmission du festival de Victoriaville. En d’autres mots, la persistance n’était que celle tout idéale des consciences qui, par le seul changement contextuel, avaient l’impression que quelque chose était effectivement gagné pour elles : on se réjouissait du fait que « ça bouge ». Rétrospectivement cependant, la conscience de persistance ne fait plus illusion : les consciences étaient, selon les cas, plus ou moins hésitantes. En témoigne d’une certaine façon le fait que pour les deux plus importants représentants de la musique actuelle québécoise – René Lussier et Jean Derome – qui ont collaboré étroitement pendant plusieurs années, le succès n’est pas venu en même temps. Au début des années 80, le guitariste René Lussier s’est reconnu très rapidement des affinités avec la musique d’improvisation rock libre d’un Fred Frith, alors qu’au même moment, le flûtiste (devenu tout récemment saxophoniste) Jean Derome dirigeait encore un groupe – auquel j’ai participé – entretenant des affinités indéniables avec le jazz de Keith Jarrett et Paul Motian, ce qui s’inscrivait dans le prolongement de ce que Derome avait fait depuis le milieu des années 1970. Pour sa part, le pianiste Pierre St-Jacques, collaborateur de première date de Derome, est resté longtemps fidèle à une manière musicale qui ne pouvait pas être transmise par la filière rock libre anglaise. Ce fut également le cas pour le bassiste Pierre Cartier, lui aussi collaborateur de longue date de Derome. L’hésitation a par ailleurs mené au sacrifice de l’association relativement informelle qu’était « L’Ensemble de musique improvisée de Montréal » (EMIM)x pour donner lieu en 1986 à la fondation de l’ADMO (Association pour la diffusion de musiques ouvertes). Si on constate clairement, par la comparaison du nom de ces associations, la mutation pragmatique de la fonction de l’association entre les artistes, il faut savoir également que ce titre de promoteur de la diffusion de musiques ouvertes cache la lancinante quête d’un accord parmi les artistes (dont les membres d’I Like Jazz étaient) sur le nom de ce dont il s’agissait éventuellement de promouvoir la diffusion : les « musiques ouvertes ». Ce nom était d’autant plus ambigu qu’il ne disait rien à ceux-là mêmes qui l’avaient choisi. Le nom était le fruit d’un compromis entre les musiciens qui disaient pratiquer de la « musique improvisée », du « jazz contemporain », des « folklores imaginaires », de la « musique vivante », de la « New Music » et je ne sais quoi encore. En somme, ces noms montraient comment chacun essayait de s’auto-instituer en un autre lieu que l’ADMO – ce qui n’est que le symptôme de l’hésitation générale sur ce que la musique de chacun devait devenir et à quoi elle pouvait être comparée. Il va sans dire que dans ces conditions, l’ADMO n’a pas promu grand-chose.
C’est donc au sein des entrailles tourmentées de cette petite communauté de musiciens, dont certains allaient devenir les héros de la musique actuelle québécoise, que les musiciens plus jeunes (entre 20 et 24 ans) d’I Like Jazz ont tenté de fonctionner et de faire reconnaître leur projet musical. Évidemment, notre jeunesse, c’est-à-dire la sûreté arrogante de notre intuition qui n’avait pas encore subi la désillusion et l’usure, ainsi que la détermination à laisser cette intuition tracer le chemin que l’on devait prendre, tout cela incarné dans la plastique de la musique elle-même, n’a pas été sans brusquer et inquiéter la communauté – ce qui, à force de constater le peu d’enthousiasme de nos amis musiciens pour notre projet est devenu une source vaguement malsaine de satisfaction. Quoi qu’il en soit, très peu de ces musiciens et leurs amis n’ont effectivement pris le temps de comprendre ce qu’était la substance de l’intuition qui animait les musiciens d’I Like Jazz. Cela vaut autant pour le directeur du festival de musique actuelle de Victoriaville, qui, après s’être enthousiasmé pour notre musique et nous avoir invité à participer au festival en 1986, est tombé lui aussi dans une hésitation – décidément (!) – qu’il a tranchée à notre désavantage en déclarant qu’I Like Jazz n’était pas une musique vraiment originale du fait que nous jouions des pièces du célèbre bopper Charlie Parker. La conséquence en a été qu’I Like Jazz ne fut jamais entendu à Victoriaville. Et l’ironie a voulu que la musique d’ILike Jazz, que l’on pourrait métaphoriquement décrire – c’est-à-dire sans encore en comprendre la substance – comme une musique déflagratoire, pulvérisant la lettre du jazz dans un bruit lyrique continu, en dépit de tout, fût confinée au circuit du jazz. Cela n’était pas sans revêtir une certaine absurdité qui avait quelque chose d’excitant pour nous qui considérions par ailleurs I Like Jazz comme un pied de nez à la prétention du Festival international de jazz de Montréal de faire de Montréal la nouvelle capitale mondiale du jazz, en dépit du fait que le jazz se mourrait – on aurait pu espérer que sur ce point au moins, les gens avisés du prétendu manque d’originalité de notre musique voient bien que nous partagions le même avis qu’eux sur l’état contemporain du jazz. Quoi qu’il en soit, tout en assumant la mort du jazz, on espérait en sauver une substance profonde. C’est ce dont j’aimerais maintenant discuter.

I Like Jazz : genèse dans le jazz et le surréalisme

I Like Jazz, c’était, comme je l’ai dit plus tôt, l’idée d’Yves Charuest et moi-même, idée qui a très vite enthousiasmé deux musiciens essentiels au projet : Normand Guilbeault et Guillaume Dostaler. Entre 1984 et 1987 a donc sévi I Like Jazz. Au sein du conservatoire de musique de Montréal, Yves Charuest et moi-même étions, au grand dam de certains et dans l’indifférence de la plupart, fascinés par l’œuvre de John Coltrane, Miles Davis et Ornette Coleman. Au- delà de la réputation que les aficionados intellectuels avaient faite à ces derniers, nous étions épris de leur musique que nous essayions de comprendre à partir de la saisie de sa genèse – ce qui impliquait évidemment bien plus que de la reproduire mimétiquement. Nous considérions leur production comme un processus de transformation conséquent et dialectique – nous ne connaissions pas cette notion de dialectique autrement qu’intuitivement à l’époque – du rapport de l’improvisation et des formes prédéterminées. Cela impliquait que nous devions la connaître mimétiquement, mais que cette connaissance indiquait déjà son dépassement – c’était à tout le moins mon cas en regard du jeu de batterie d’Elvin Jones et Tony Williams, mais aussi de Jack DeJohnette et Barry Altschul. Nous appréciions également Ornette Coleman qui fondait, dans une musique improvisée sans forme préétablie, des éléments fragmentaires faisant allusion à des formes préétablies. Nous ne cultivions pas le pédantisme qui voulait que ces allusions soient l’ingrédient nécessaire pour sauver la cohérence de cette musique improvisée autant que la face des improvisateurs maniant l’art de la citation. Au contraire, nous découvrions la spécificité de ces allusions qui nous semblaient rendre possible une autre perspective sur le rapport entre le préétabli et l’improvisé ; non seulement une autre perspective que celle qui voit tout à travers le prisme du contenant et du contenu, mais également une autre perspective sur ce qu’est le matériau de la musique improvisée elle- même. Certains autres free jazz pouvaient nous intéresser, notamment celui d’Albert Ayler, mais ils nous intéressaient d’un point de vue plus superficiel, d’un point de vue plastique, textural. À ce titre, les musiques de Stockhausen et d’autres compositeurs d’avant-garde de la musique savante occidentale nous apparaissaient aussi importantes. Quand je parle d’intérêt plastique de certaines musiques pour nous, je veux dire qu’à leur contact, avec une certaine prétention – et j’oserais dire de manière à nouveau prétentieuse que notre prétention initiale s’est avérée fructueuse –, nous savions que la genèse de ces musiques ne nous intéressait pas, et que l’intérêt ponctuel que nous avions pour certains de leurs effets, venait du fait que nous les découvrions comme des possibilités pour notre propre projet musical qui, lui, mettrait au centre de son sens, sa genèse improvisée. Nous prétendions donc que certains effets qui n’avaient peut-être pas de sens en soi dans des musiques où les procédures de formalisation n’étaient que des procédures abstraites gagneraient en expressivité musicale dans notre propre projet. C’est notamment toute la question de la complexité musicale qui nous fascinait. N’étant qu’un « effet » dans la plupart des musiques, nous trouvions dans le jazz qui nous intéressait – et dont nous émulions le projet (pas seulement la musique) –, une place substantielle pour la complexité, celle d’un sens formel.
Par ailleurs, pour ne pas en rester à des musiques déjà devenues classiques au milieu des années 80, il faut mentionner une rencontre musicale particulièrement marquante pour nous à l’époque : notre rencontre avec la musique du nouvel orchestre d’Ornette Coleman, Prime Time. Si, dans les années 1960, Coleman avait donné le coup d’envoi à une musique improvisée hétérophonique radicale avec son légendaire disque Free Jazz, Prime Time faisait accéder cette hétérophonie à un deuxième niveau ; en fait, elle devint paradoxalement un principe de cohésion. En effet, le fameux disque faisait entendre deux quatuors enregistrés simultanément, mais séparément – ce qui était rendu explicite par la séparation nette de l’image stéréophonique qui faisait entendre un orchestre par canal audio. Depuis les années 1960, Coleman a réalisé à plusieurs reprises des projets de musique improvisée réellement hétérophonique – c’est-à-dire qui n’était pas seulement le résultat d’un montage technique. C’est dans Prime Time que l’hétérophonie comme matière de la musique improvisée a forcé celle-ci à y trouver les éléments d’une nouvelle cohésion. En fait, l’hétérophonie y est devenue un principe moteur de la musique improvisée. J’opposerais l’idée d’une hétérophonie comme moteur de la musique improvisée à l’hétérophonie plastique comme jeu d’opposition de figures typées, par exemple de plans texturaux (fond / figure détachée) ou, comme le disait Messiaen, de « personnages musicaux ». Pour que l’hétérophonie puisse devenir le moteur de la genèse de la musique improvisée, il fallait qu’elle soit hétéromorphiste. En l’occurrence, dans Prime Time, les formes concourantes étaient des canevas, des « riffs » de « Dance Music » en couches et sous-couches, auxquels s’ajoutaient des lignes en contrepoint de saxophone et de guitares qui, de manière libre, prenaient pour référent ces «riffs» concourants. Mais dans la mesure précise où chaque élément hétérogène était un élément formel (une figure rythmico mélodique répétée cycliquement), ce sont d’abord les croisements, les réponses et les tensions entre les formes cycliques qui tissaient le lieu où chacun pouvait intervenir afin de maintenir un caractère cohésif au sein du conflit des formes. Bref, les improvisateurs ne pouvaient pas simplement radicaliser l’hétérophonie pour elle- même : elle était la matière d’une forme – d’ailleurs tout à fait inédite de la musique improvisée. Mais cela ne revient pas à dire que la musique exprimait quelque modération que ce soit : ce serait plutôt le contraire. Aucun jeu de personnages musicaux ou de contrastes de textures n’aurait pu réussir à établir la qualité spécifique de la complexité et de la densité de la musique improvisée de Prime Time.
De quelle qualité de complexité s’agit-il ici ? De celle qui émane de la fonction formatrice de l’itération au sein de la musique improvisée. Certaines figures y sont la matrice d’un jeu de variations simples, automatiques et continues qui créent un horizon d’attente ouvert que l’improvisateur, au moment opportun, rend progressivement explicite pour éventuellement ne plus que le laisser sous-entendre dans le but de faire émerger un complexe polyphonique virtuel par la création d’un contrepoint au sous-entendu. Cette technique, qui est en même temps une matrice formelle, démultiplie la richesse de la musique de Prime Time : au moment où des « riffs » déraillent puis disparaissent, les lignes complémentaires continues qui les survolent amènent, par leur persistance même, des tensions qui s’étagent sur celles qui naissent du conflit d’autres « riffs ».
En somme, nous découvrions par un biais radical ce qui était implicite dans l’ensemble du jazz moderne : l’improvisation collective n’impliquait jamais le seul dialogue explicite entre les voix, mais une médiation de toutes les voix par ce que «pré-entendent» et sous-entendent toutes les voix explicites. Il ne s’agit pas de dire que le jazz intéressant doit comporter des structures préétablies pour qu’elles soient sous-entendues, mais que tout ce qui est explicitement entendu doit être compris à partir de comment il est une couche supplémentaire au-dessus de ce qui lui est implicite. Ce peut être bien sûr un canevas. Mais dans une musique improvisée collective, c’est aussi le total sonore entendu et présumé en continuation.
I Like Jazz a réinvesti la radicalité hétérophonique de Prime Time dans l’exécution du répertoire des pièces de Charlie Parker construites sur des canevas harmoniques standards de jazz, mais dont l’ornementation, obéissant bien plus à une logique de variation automatique continue qu’à un idéal mélodique, pouvait remplir la fonction du matériau cyclique de Prime Time. Plutôt qu’il y ait des « riffs » concourants dans la musique d’I Like Jazz, il y avait « concurrence » des canevas cycliques avec les conduites lisses des lignes parkériennes ou de ce qui en tenait lieu pour nous. Si tout le monde a compris Parker comme un classique, un virtuose de l’harmonie de la forme et du contenu, pour notre part, avec l’impression d’être en accord avec la destinée historique du jazz moderne jusqu’à Coltrane, nous voyions plutôt dans la musique de Parker la marche de l’autonomisation du jeu improvisé par rapport aux formes préétablies qui passait par une « concurrence-conflit » avec ces formes préétablies mêmes. De la fuite en avant de cette « conccurence-conflit » émergeaient de nouvelles figures motrices de la forme qui, tendanciellement, écartelaient le rapport du sous-entendu matriciel et de ce qui s’entendait explicitement. Par là, ce sont aussi les schèmes mêmes de la matrice sous- entendue qui tendaient à se liquider. D’abord, le détail de la sophistication cadentielle du bebop disparaissait dans la vitesse exacerbée d’exécution des pièces et l’aplanissement, au sein de cette vitesse, de la métrique par le jeu de la basse et de la batterie. Bien plus, les repères harmoniques des canevas cycliques disparaissaient dans de simples contrastes de registre et le pouvoir harmonique de construire des tensions était simplement rappelé à l’occasion par la scansion chromatique ascendante des sections du cycle qui avaient originairement cette fonction ou qu’un musicien investissait de cette fonction. Dans la fuite en avant écartelant l’explicite et le sous-entendu, la forme «mutait» et emportait les musiciens dans l’ivresse de la richesse de forme qui était en même temps la perte d’un point de vue général partagé sur l’ensemble de cette richesse de forme. La situation conférait cependant le pouvoir pour chaque musicien de ressaisir cette richesse en faisant remonter à la surface de l’immense complexe du flot de la musique les traits enfouis de la métrique ou du canevas. Cela dit, dans la perspective où le sous-entendu lui-même ne pouvait plus qu’être présumé animer le jeu de chacun – c’est-à-dire que le sous-entendu du canevas lui-même tendait à ne plus avoir de bornes précises reconnaissables par tous –, chaque musicien pouvait également actualiser non pas le canevas objectif, mais des signaux suggérant dans le flot de la musique une façon d’y projeter le canevas à titre de point de vue possible sur la forme. Selon les circonstances, ces signaux ainsi que la perspective qu’ils engendraient et selon laquelle le flot de la musique se cristallisait, pouvaient avoir un effet de prompt réalignement objectif de toute la musique en une unanimité concernant le canevas ou alors un effet de réfraction occasionnant encore plus d’indécision chez les musiciens et explicitant plus de torsions, de déphasages et de dédoublements contingents du canevas.
Dans cette possibilité pour chaque musicien de faire appel à des schèmes fondamentaux de la forme de la musique et de se voir conférer, à partir de cette possibilité, un pouvoir, toujours actualisé de manière inattendue, d’impulser un sens au flot qui le surpasse ou alors de voir ce flot rendre confu son centrement et son décentrement même — comme le produit le kaléidoscope — par les dédoublements des perspectives sur le canevas, nous trouvions, à l’époque, une voie pour la réalisation en musique du projet surréaliste – ce qui n’est pas peu prétendre, d’autant que nous connaissions l’avis négatif d’André Breton sur les potentialités surréalistes de la musique. La musique d’I Like Jazz apparaissait à Yves Charuest et moi- même en quelque sorte comme un cadavre exquis purement énergétique dont nous avions découvert des exemples inspirants dans les œuvres d’«abstraction lyrique» de Claude Gauvreau et Jean-Paul Riopelle, descendantes du surréalisme, mais tendanciellement dégagées de son premier romantisme mystique qui a fait coïncider l’expressivité de l’inconscient des subjectivités avec des allégories mythiques et occultes réconciliant dans l’ombre la subjectivité et le cosmos. Ce qui distinguait les œuvres de Riopelle et Gauvreau du surréalisme orthodoxe, nous l’imputions d’abord à leur découverte de l’énergie musicale – cela était à tout le moins explicitement avoué par Gauvreau et traduit dans le flot torrentiel de sa poésie.
Notre arrogance consistant à ne jamais douter de la pertinence expressive de l’énergie musicale s’autogénérant relevait certes d’une ténacité « punkiste », dans l’air du temps, mais certainement autant du surréalisme énergétique de Gauvreau justement. C’est ici que se différenciait pour nous la voie du surréalisme allégorique, qui avait définitivement succombé à l’onirisme mythologique – c’est-à-dire, dans le langage de la musique actuelle, « aux folklores imaginaires» – et la voie d’une exacerbation commotionnante assidue de l’expérience subjective comme ce qui peut seul indiquer une destinée à la subjectivité. En somme, nous prétendions exprimer, à travers notre musique, également une philosophie surréaliste de la subjectivité plutôt que de rêver du pouvoir de sublimer dans des allégories et correspondances magiques tirées du magasin général de la culture mondiale le profond engluement des aspirations de tous. Cela dit, ce centrement sur l’expérience subjective n’a jamais cessé d’être une expérience avec les formes expressives, n’a jamais cessé d’être une écoute de soi au sein des formes expressives. Aussi, après la fin de notre période d’adhésion au surréalisme – après 1986 donc et la fin d’I Like Jazz –, ce centrement n’a fait que s’épanouir plus largement et de manière plus compréhensive chez Yves Charuest et moi- même. C’est à cette époque que j’ai personnellement commencé à m’intéresser à la philosophie de l’art et à ses débats internes. Si je considère que notre production de la décennie 1988-1998 est incontestablement une maturation des préoccupations formelles qui étaient déjà en germe dans I Like Jazz xi, il reste que certaines caractéristiques très spécifiques à I Like Jazz peuvent être mieux comprises. Il y a bien sûr la question de savoir comment s’y articule plus finement la « concurrence-conflit » entre l’explicite et le sous-entendu. Je réserve cela pour une étude comparée de la musique d’I Like Jazz avec d’autres musiques historiques de collectifs d’improvisation en instance d’opérer un dépassement des canevas cycliques de l’intérieur de la musique improvisée, de Parker à Coltrane.

POST-SCRIPTUM (2000)

Dérive poético-phénoménologique sur le thème de la violence

J’aimerais m’attarder ici à quelque chose qui, après toutes ces années, me semble encore très frappant dans la musique d’I like Jazz. Il s’agit de l’expression de notre arrogance consistant à ne jamais se désister de l’exploration assidue de l’énergie expressive s’autogénérant. Cette arrogance ne tenait et ne tient encore à rien d’autre qu’à notre détermination à tirer de la seule durée articulée de l’énergie subjective s’autogénérant, une expression immanente et inédite de la violence. Ceci m’apparaît particulièrement intéressant aujourd’hui dans la mesure où la subjectivité est de plus en plus sommée de renoncer à elle-même : l’idéologie ambiante est d’ailleurs sur le point de convaincre que la violence n’est pas proprement humaine.
*
La réflexion sur la violence qui va suivre n’en est pas l’apologie, mais plutôt un appel en faveur de la reconnaissance de son appartenance authentique à notre subjectivité dans un contexte où l’on voudrait qu’on en confonde l’essence avec celle de la terreur. Je soutiendrai donc ici que la violence est avant tout une qualité spécifique de la force subjective.
Qu’est-ce que la violence en tant que force subjective ? Elle est une force qui a le pouvoir de se potentialiser, de s’amplifier par elle-même, par son autoaffection même : sa force propre se nourrit d’elle-même. Mais cette caractéristique, elle la partage avec cette autre force immanente subjective qu’est l’effortxii. Touchons donc un peu à la question de l’essence subjective de l’effort dans le but de mieux préparer la compréhension de l’essence subjective de la violence.
L’effort est une force autoaffectée de la subjectivité qui se révèle dans un rapport au monde qui résiste à la subjectivité. Mais l’effort est proprement subjectif en ce qu’il trouve sa continuité en et par lui-même sans se confondre avec les forces qui stabilisent et équilibrent le monde : l’effort n’est pas un morceau des forces du monde qui, par sa subjectivité, intégrerait le sujet dans le monde. La force en l’effort est d’essence purement subjective. C’est aussi le cas pour la violence, mais la modalité fondamentale de la force violente n’est pas celle de l’effort, c’est-à-dire la persistance autoaffectée de la subjectivité devant la résistance du monde. La force violente est impulsive – c’est-à-dire essentiellement ponctuelle – tout en s’amplifiant par l’ivresse subjective, ivresse qui génère la continuité propre de la violence : impulsivité et ivresse sont d’origine subjective et demeurent entièrement subjectives. Rien qui ressemblerait à un monde ne fait obstacle à la force violente. Si l’effort, dans sa persistance autoaffectée, touche néanmoins un dehors sous le mode d’un monde qui lui résiste, en revanche, la force violente traverse le monde en l’effleurant à peine. Cette force ne doit donc rien au monde ; mieux encore, son impulsivité traverse le monde en se cachant. L’impulsion est pleine d’inertie d’un point de vue externe : elle n’a que l’ivresse pour soi, elle n’a aucun temps pour soi, elle est sans insistance et sans perdurance dans le monde. Cela dit, la force violente a une destination, à travers l’impulsion et l’ivresse, c’est-à-dire en son sein : au-delà du monde, elle vise une autre subjectivité. On demandera : qu’en est-il de la subjectivité visée par la violence ? Ce qui mène évidemment à cette autre question : la violence n’est-elle pas précisément à comprendre à partir de la façon dont elle atteint effectivement l’autre plutôt qu’en tant que force qui le vise ? Ces questions sont absolument essentielles. Mais il n’en demeure pas moins que l’autre atteint par la violence est violé parce qu’une force le visait comme sujet. Tous les sujets connaissent comme leur essence leur capacité d’engendrer de manière autonome cette force violente visant l’autre, et chaque sujet connaît cette force aussi parce qu’il connaît d’avance ce qu’est l’atteinte de la subjectivité par la violence qui le vise.

Mais on dira encore : l’ivresse de la violence comme retournement en soi de la subjectivité n’est-elle pas un écran à l’égard de la subjectivité de l’autre ? Et si la violence comme force éclairée uniquement par elle-même traverse le monde, pourquoi ne traverserait-elle pas du coup l’autre même qu’elle vise? Pourquoi ne l’annihilerait-elle pas ? Toutes ces questions imposent d’emblée de lier le problème de la violence à celui de l’altérité. Mais je ne veux pas ouvrir ici cette boîte de Pandorexiii. Je dirai cependant ceci : la force violente subjective elle- même a une phénoménalité qui montre que ce qu’elle violente est toujours d’essence commune avec elle – c’est-à-dire sujet – et que le sujet violenté est, par la violence qu’il reçoit, un sujet appelé. J’ajouterai que cela est occulté radicalement par la théorie du droit naturel, qui fait de la peur de la mort une violence originairexiv, et occultée tendanciellement par l’ontologie de l’altérité qui fait de la violence l’hybris même. En fait, c’est le pouvoir politique concret, par sa vertu stabilisatrice dans la tension, qui occulte la violence en décrétant qu’elle est à prendre ou à laisser, qu’elle est à prendre pour les uns et à laisser pour les autres. Quand le pouvoir politique s’empare de la violence, il la subvertit aussitôt en la transformant en menace de punition, c’est-à-dire en dernière instance, dans l’horizon calculateur de la terreur, en menace de torture. Cependant, partout la terreur, la torture, voire la menace elle-même se dérobent dans le secret : les caches et les délais, les silences et les langages euphémisants autant que procéduraux sont de mise. Cela n’est possible qu’en instaurant le tabou de la violence, c’est-à-dire, non pas d’abord une confiscation – ce qui n’est pas possible puisqu’en dernière instance, la violence est la possibilité irréductible de tous les sujets –, mais ce qui vient avec cette prétendue confiscation-tabou, c’est-à-dire la difficulté de comprendre phénoménologiquement ce qu’est la violence comme force subjective que l’on produit ou que l’on subit.
Dans la confusion, on amalgame terreur, punition, torture et violence. L’impossibilité de comprendre la violence comme une possibilité authentique de la subjectivité peut donc être combattue en proposant une distinction entre violence d’une part, terreur et torture d’autre part. En l’occurrence, la terreur et la torture sont précisément ce que l’État met en œuvre en prétendant monopoliser l’usage de la violence. La terreur est la menace mesurant et planifiant la possibilité de la punition violente qui, dans son essence, n’est plus essentiellement violence, mais torture. Qu’est-ce que cela signifie pour la subjectivité ? Il faut d’abord dire ceci : la subjectivité connaît sa soumission à la souffrance comme un absolu. Soumise à elle-même, la subjectivité adhère entièrement à elle-même. Souffrante cependant, elle connaît cette adhésion comme une essence absolue : elle est transie par le fait que l’adhésion complète à soi-même est aussi non posée par elle-même. Dans la souffrance, la subjectivité se reconnaît comme entièrement soumise à elle-même et non posée par elle-même dans cette soumission.
Dans son rapport à la souffrance, la violence peut être vue d’une manière générale comme suit : en faisant souffrir l’autre subjectivité, en lui révélant son être soumis à la souffrance, elle ne néglige pas d’être un appel pour cette subjectivité dans sa subjectivité. Dans son essence impulsive, la violence s’ajuste à la souffrance du sujet qu’elle vise en se résorbant en elle-même afin de libérer la possibilité que le sujet atteint s’autoéveille à sa propre essence subjective dont il oublie le caractère absolu, caractère absolu se révélant comme souffrance. C’est la violence elle-même qui porte ce message en ce qu’elle apparaît comme la transmutation en force de la passivité de la souffrance elle-même. Voilà le logos pathique de la violence. La violence, qu’il s’agit de sauver ici contre la torture, la menace et la punition, tend précisément à ne pas insister dans la pénétration de l’autre subjectivité qu’elle fait souffrir. L’impulsivité de la violence est la mesure même qui fait d’elle un simple appel à l’autre.
En revanche, la terreur dépasse démesurément la violence en menaçant de torturer, c’est-à- dire de prendre le contrôle de la souffrance, de la source même de cette révélation de la soumission absolue de la subjectivité à elle-même. Terreur et torture sont toutes autre chose que la violence. D’abord parce que la terreur n’est pas une émanation de la force subjective. La terreur passe par-dessus la violence pour laisser planer le spectre d’un contrôle absolu sur la subjectivité absolue ; en somme, elle menace de prendre la place de la mort, néantisation sublime qui est la seule solution pour la subjectivité dont la soumission à soi est devenue absolument insupportable. Si la violence appelle l’autre subjectivité en s’inscrivant en elle, la torture consiste à posséder cette subjectivité de l’intérieur d’elle-même d’une manière telle que la possession est révélée en même temps de manière immanente et transcendante, et ne laisse donc plus ouverte la voie du néant.
Malgré la mesure de la punition, celle-ci est bien une institutionnalisation de la réification de la souffrance – donc quelque chose qui relève de la torture. Elle est formellement semblable à la torture en ce qu’elle se réalise comme un pouvoir de posséder la subjectivité. La punition est punition en possédant le temps même de la vie subjective, en privant la vie de son temps.
Devant la terreur comme menace autant que devant la punition et la torture comme réalités effectives, l’indignation à propos de la chosification de la subjectivité n’arrive pas seulement trop tard, elle se trompe radicalement sur ce qu’il en retourne. Car le sujet terrorisé, qui appréhende la torture, ne souhaite précisément qu’être néant, voire chose, plutôt que d’être subjectivité en possession de La Chose. Ce que l’École de Francfort a appelé la réification de la subjectivité dans le capitalisme peut être réinterprété à l’aune de cette thèse : le sujet se traitant lui-même comme objet en vue d’oublier le caractère absolu de sa condition subjective contient encore le minimum de subjectivité qui lui permet de faire échapper son essence à sa possession absolue par La Chose. C’est ce qu’a cru Adorno. Mais il a oublié ou n’a pas osé s’avouer ouvertement qu’il existe un moment originaire et authentiquement subjectif de la violence qui dit non à cette réification pour tenter de solidariser les subjectivités en explicitant le partage effectif de la souffrance qui persiste à rester souterrain. La violence, qui n’est ni terreur ni torture, est toujours violence de celui qui est d’abord lui-même terrifié ou torturé et interpelle ce qui terrifie ou torture pour que cela devienne sujet. La violence est donc la politique active de la souffrance. Si la réification du sujet laisse subsister encore une parcelle de subjectivité, comme le pense Adorno, cette réification est pourtant la voie inexorable vers l’oubli de cette subjectivité subsistante et donc une voie vers la réification radicale qui n’aurait plus grand-chose à voir avec la dialectique à laquelle nous confine Adorno ; en fait, il s’agirait alors de la voie vers l’instauration de La Chose terrifiante partout. Voilà une bonne raison de dépasser Adorno. La violence à l’égard de cette objectivation tendancielle est une interpellation de subjectivité à subjectivité qui veut solidariser toutes les subjectivités. Désormais, ce que l’on attendait de la dislocation patiente de l’objectivation de la subjectivité doit aussi être attendu du saccage de cette objectivation. Cependant, le saccage est sur la voie qu’il entend prendre seulement à partir du moment où il est appel à la solidarité dans la souffrance, jamais en tant que pur sacrifice, en tant que rite de purification. En outre, la violence ne fait pas de cas de ce qui est perdu avec le saccage de l’objectivation, car cette objectivation n’est qu’un monde originellement idéel, une bulle fragile soufflée par l’immanence de la vie elle-même. C’est pourquoi la force subjective violente traversant, dans l’ivresse de sa propre légèreté, le monde pour atteindre la subjectivité du sujet, évitant agilement le cours du monde réel, cette force donc, ne trouve en fait rien qui fasse de sa frappe quelque chose qui requiert un effort, c’est-à-dire une transmutation de la passivité à l’égard du monde en force pour y résister. La violence est souveraine dans son ivresse, mais délicate par sa mesure même qui explicite la connivence fondamentale de l’impulsion et de la fragilité du monde. Non seulement la vitrine n’offre pas de résistance à la botte, mais, en volant en éclat, elle fait baisser la pression sur le monde qui nous reste. Le saccage montre en transparence une danse de l’immanence subjective dont la grâce est celle de la ligne tracée par la force de la souffrance immédiatement sur l’autre subjectivité. Cette danse invisible dans l’espace réel, celle de l’agilité et de l’ivresse de la violence politique effective, qui trouve une touchante allégorisation de son invisibilité dans les bottes fortes et opaques qui enrobent la danse agile des pieds qui accourent, frappent, fracassent et fuient, cette danse donc est empathiquement et secrètement vécue par toutes les subjectivités souffrantes comme une possibilité qui leur est absolument propre. Et le fantasme de l’accomplissement de la frappe impulsive n’est pas produit en représentation, mais répété directement dans l’affection qui transmute la souffrance en force.
La violence originairement subjective est seule à même de pouvoir enrayer le spectre de la terreur. Fidèle à sa légèreté, elle le fait parfois en raillant la terreur, en la ridiculisant, en en tournant l’assurance calculatrice contre elle-même. La juste mesure se trouve cependant dans la force violente spontanée de la subjectivité et non dans le calcul de la terreur. C’est précisément en vertu de la faiblesse inhérente du calcul terroriste que dans la confrontation des pouvoirs – celui de la subjectivité et celui de la terreur – cette dernière doit non seulement brandir frauduleusement le spectre de la démesure potentielle de la violence de masse, mais qu’elle doit également mettre en scène cette démesure pour pouvoir ensuite exhiber ses tactiques terroristes contre elle. À ce jeu, la violence authentique peut encore être gagnante, non par la surenchère terrorisante, mais par la mesure inhérente de la violence. La subjectivité peut la découvrir pleinement comme la sienne propre en commençant par la reconnaître explicitement là où elle se manifeste. Il ne s’agit pas seulement de la reconnaître dans notre propre fantasme affectif dont le secret montre plus de précaution que de mesure, mais bien de la reconnaître là où elle est effectivement, c’est-à-dire dans la subjectivité qui explicite sa violence authentique contre le calcul de la terreur.
La violence ainsi reconnue ne laissera plus intactes, dans les subjectivités mêmes empathiques, les interprétations résiduelles de la violence comme réaction, symptôme ou symbole subjectifs « légitimes ». Il faut apprendre à voir dans la violence une adresse proprement éthico-politique à la subjectivité. Pour en connaître encore mieux la vertu, il faut également que la subjectivité se laisse aller à cette force pour apprendre qu’elle est sienne. Cela dit, la connaître, ce n’est rien d’autre que la laisser être sa mesure propre.
À ce sujet, revenons aux caractéristiques subjectives de la force violente. Si l’impulsion est la mesure intrinsèque de la force violente à l’égard de l’autre sujet, l’agilité caractérise la force mesurée dans la traversée aérienne du monde vers le sujet à interpeller. Cette agilité est l’expression de la possession libre et invisible du corps par la force violente qui transforme toute action que l’on serait tenté de croire encore appuyée par l’effort en un geste aisé ne rencontrant aucune résistance, mais qui est pourtant saisi d’un tonus qui se dissémine jusque dans les articulations les plus délicates. L’agilité de la violence n’est qu’intérieure et invisible parce qu’elle prend seulement sa mesure dans l’ivresse et l’impulsion elles-mêmes. Dans sa traversée du monde, la force violente n’apprend rien du monde. C’est une traversée à l’aveugle qui devine à peine le contour du monde. C’est pourquoi elle réussit ou elle échoue cette traversée. Cela dit, on peut trouver l’allégorie de l’invisible agilité et de la mesure de la force violente dans le beau geste du saccage qui, malgré les apparences, ne fait qu’effleurer le monde pour ébranler les subjectivités auprès desquelles la violence n’a de cesse d’ajuster sa force. Agilité et mesure de la force violente sont également les attributs immanents de l’assaut et de la fuite à l’égard de la chose terroriste. Il y a agilité et mesure aussi dans l’appel criard à la violence lui-même, toujours la transmutation aérienne du cri de la souffrance, qui rassemble la meute où se condense, s’autoaffecte et se connaît elle-même la force violente, celle dont le souffle geint d’ivresse dans l’étreinte de sa propre amplification, dans le continu, c’est-à-dire le continu de la transmutation de la souffrance en joie qui ne cesse de reconnaître son origine dans la souffrance, en somme un continu dans l’ivresse qui n’a cependant rien de commun avec la démesure. L’approbation spontanée de la violence juste elle-même montre qu’il n’est pas dans l’essence de la violence de glisser dans la démesure. Son rire atterrit promptement, mais en douceur dans le monde, en vertu de l’ivresse dont l’approbation hérite de la violence elle-même, sans envie de la refuser. Cela dit, ce rire complice spontané exprime tout sur la valeur du saccage : le rire complice n’est ni une adhésion à l’absurde – au saccage en soi – ni l’expression du contentement complaisant ; le rire complice juge. Il voit déjà au-delà du saccage l’adresse directe de la violence à l’autre subjectivité et il l’approuve par l’expression essentielle de la subjectivité : la joie.
La mesure de la violence s’extériorise aussi dans le slogan qui nourrit le continuum de sa force. Le slogan fait du son des mots le geindre continu et le cri discontinu eux-mêmes, qui condensent et articulent impulsivement le continuum de la force violente.

I Like Jazz : une expression de la force violente

L’expression de la force violente telle que décrite ici ne se donne pas en spectacle. Quand elle est exprimée, elle n’est pas simplement représentée. Mais la saisie de cette expressivité, débordant la représentation, ne se réalise pas comme une expérience du sublime non plusxv. La force violente est elle-même expressive et se communique souterrainement d’une subjectivité à l’autre dans le partage de la souffrance. De la violence, on peut, comme je l’ai fait ici, proposer une ébauche poétique de phénoménologie, mais on peut également la présenter « en personne » comme I Like Jazz le fait. Que la musique d’I Like Jazz n’apparaisse pas comme une simple représentation de la violence, qu’elle ne soit pas une musique « à caractère » violent, mais bien une violence effective qui communique son essence, voilà ce que cette petite ébauche poétique de phénoménologie de la violence peut par ailleurs confirmer en devenant une clé pour la compréhension de l’expressivité de la forme même de la musique d’I Like Jazz. Les figures que j’ai dégagé dans cette ébauche de phénoménologie de la violence, d’abord l’impulsion et l’ivresse, puis la mesure de la force violente (qui tire son origine comme je l’ai dit de l’impulsion elle-même), l’approbation de cette mesure par l’adhésion pathique et l’agilité (qui est l’élément continu porté par l’ivresse), peuvent être utiles pour comprendre la musique d’I Like Jazz. On peut les faire correspondre, dans la musique, respectivement à la force de frappe ponctuelle, à l’amplification continue, au slogan, au rire et à l’articulation.
J’aimerais faire une remarque importante dès à présent : il serait injuste de penser qu’il manque à la musique d’I Like Jazz la dialectique de l’« esprit » du jazz et de sa « lettre » – lettre qu’I Like Jazz « pulvérise » comme je l’ai affirmé métaphoriquement plus tôt. Autrement dit, il serait injuste de penser que la violence de la musique d’I Like Jazz n’est qu’une violence arbitraire de la subjectivité contre la musique elle-même. La force violente de la musique d’I Like Jazz est celle de la subjectivité qui émane déjà de l’esprit même du jazz générant les aspects cruciaux de sa forme. À cet égard, on doit dire qu’I Like Jazz exacerbe la tendance immanente du jazz parkérien à sublimer dans la seule ivresse de la force toute danse où les pieds frappent encore le sol, toute danse subissant encore la résistance du monde. L’équilibre par l’effet de contraste récurrent et régulier, qui est spécifique à la cadence qui marque l’ensemble de la musique de danse populaire et qu’elle emprunte à la musique militaire, est l’équilibre de la marche, tout au plus du trot. Le jazz moderne – et celui de Charlie « Bird » Parker en particulier – éradique cet équilibre en aplanissant le contraste régulier dans la pulsion égale autogénérée et déploie la force libre de la pure subjectivité qui fait courir celle-ci sur le sentier de l’ivresse, c’est-à-dire la fait voler (ou danser) avec assurance dans son non-monde où avancer en ligne droite et tourner sur soi semblent être la même chose et avoir la même destination (la ligne sinueuse et la vitesse frénétique des retours cycliques de la musique parkérienne sont, ensemble, la parfaite allégorie de ce vol — ou de cette danse). Dans cette ivresse dansante, la force violente d’I Like Jazz échappe au vertige et conserve sa mesure. Mais il faut alors accepter de ne rien voir courir ou voler : cette apparence d’identité du tour sur soi et de l’avancée en ligne droite n’existe que dans le sentir de la force subjective.
Dans le même esprit, on notera que le cri dans la musique d’I Like Jazz apparaît toujours comme quelque chose qui sourd de l’immanence de la musique. Jamais les cris, vocaux ou instrumentaux, exprimant l’exténuation ou l’approbation rieuse, ou alors ceux qui appellent, préparent ou déploient la concentration de la force pour son éventuelle décharge – le cri qui scande une marche aérienne par exemple –, jamais ne sont-ils de simples ornements de la musique. Ils sont les traits saillants qui traduisent et dynamisent la continuité de sa forme.

I Like Jazz : une musique punk illuminée de l’intérieur

Que la musique d’I Like Jazz, par la scansion musicale et vocale, ne contrôle plus la force, mais l’attire et l’amplifie, qu’elle réalise un mouvement où l’avancée en ligne droite et le tour sur soi s’identifient, voilà quelque chose qui la rapproche de la musique et de la danse punk, en dépit du fait que celles-ci, au fond, semblent rester fidèles à la cadence de la marche qui a la fonction de dresser la force. En fait, la similarité de la marche militaire avec la cadence de la musique populaire, jusqu’au « destroy » et «metals» de tout acabit qui l’exacerbe, est un leurre qui masque la différence de ce qu’il y a dans la botte qui protège le pied : le pied agile et articulé de la force autoaffectée d’un côté; le pied discipliné et timoré du sujet au service de la terreur de l’autre. I Like Jazz, c’est le son intérieur du pied agile et articulé enfin sorti de la botte. La musique d’I Like Jazz exprime l’intériorité de la violence comme force qui tend vers un sujet sans jamais l’atteindre : elle révèle la pure force violente qui communique son essence. Puisse cette communication être un complément dynamique à la généreuse ontologie de l’altérité et une propédeutique à tout exercice éventuel de la violence mesurée, violence dont la mesure sera connue par l’intimité avec l’impulsivité elle-même.

NOTES

* Une version substentiellement écourtée, mais comportant aussi quelques idées récentes est paru dans les Nouveaux cahiers du socialisme , no 15 en 2016. www.academia.edu/22303799/_I_Like_Jazz_1984- 1986_._Pour_m%C3%A9moire

i Au tout début des années 1970 est né le collectif Conventum qui comptait entre autres André Duchesne et éventuellement René Lussier, deux artistes importants de la scène des musiciens actuels des années 1980-1990. Conventum a réalisé un disque en 1977 intitulé « À l’affut d’un complot » contenant un vibrant plaidoyer contre la condition sociale et artistique des musiciens québécois ainsi que contre l’industrie culturelle – cf. « Être musicien au Québec », par André Duchesne, dans À l’affût d’un complot, TAM-2701. André Duchesne fut le premier président du Syndicat de la musique du Québec. Sur le Front Action Musique et le Syndicat de la musique du Québec, voir Yves Alix, Le mouvement des musiciens et le Syndicat de la musique du Québec, manuscrit de 144 pages datant d’avril 1986, disponible pour consultation seulement à l’UQAM (KEQ 666 A79 A55). Alix fut lui-même vice-président du Syndicat de la musique du Québec à partir de novembre 1978.

ii Quant aux plus sérieux exotes musicaux de l’époque, ils ont été pour la plupart aussi à la recherche d’une conversion spirituelle qui avait d’abord comme finalité de venir en paix avec eux-mêmes — ce qui se concilie mal avec la critique sociale.

iii Cf. Jean Derome, « Le jazz à Montréal d’un point de vue critique » (1985), paru dans Moebius, no 40, 1989, pp. 25-28. La critique de Derome ne vise pas tout à fait juste à mon avis car la politique essentielle du PQ en matière de culture visait d’abord à consolider une « industrie culturelle québécoise », c’est-à-dire consolider un marché de masse de la culture avec un « star system » qui aurait sa spécificité nationale. Cf. note 5.

iv Cf. Chris Cutler, File under Popular: Theoretical and critical writings on music, Londres, November Books, 1985.

v Ce qui était tout à fait normal, dans la mesure où ils furent laissés en plan après la mort du Syndicat de la musique du Québec. Dans le contexte de l’effondrement général du marché de la musique en 1980 – au Québec par exemple, il n’y a plus même d’usine de fabrication de disque alors qu’il y en avait au moins deux majeures (RCA Victor et London) encore deux ans auparavant... c’est accablant pour la politique volontariste du PQ qui veut soutenir les producteurs québécois pour lesquels elle souhaite un envol international –, de la guerre d’usure du Syndicat avec la Guilde, de la passivité opportuniste du gouvernement péquiste à cet égard et de l’effondrement des alternatives politiques de gauche plus radicales déjà articulées en mouvements ou partis, dans ce contexte donc, la base essentielle du Syndicat s’est désintégrée (cf. Yves Alix, opus cit., p.125). Les musiciens traditionalistes se sont sentis trahis par le gouvernement nationaliste d’abord intéressé à contrer l’industrie américaine par une industrie québécoise – ce qui est irréaliste évidemment –; les musiciens « engagés » étaient devenus des loups criant à la lune, ou alors ils se sont décidés à tendre l’autre joue, à donner encore une chance au PQ. Les jazzmen et artistes libres de la nouvelle musique étaient alors plus que jamais livrés à eux-mêmes.
L’individualisme inhérent à leur approche de la musique – qui est irréprochable en soi – demeuré sauf dans cette affaire les a rendu souverainement cyniques (cf. entre autres Jean Derome, « Le jazz à Montréal d’un point de vue critique », loc. cit., mais surtout « Matière/manière : cent opinions, proverbes, énumérations et généralités à l’usage des amateurs de musique », Moebius, no 40, 1989, pp. 31-43. Ce dernier texte est paru à plusieurs reprises dans différentes publications). Cependant, ce cynisme n’aura pas été une voie vers la radicalisation de leur pratique. Le cynisme donne plutôt à chaque individu qui avait cru en l’utopie de la reconnaissance du « travailleur culturel » une seconde vie de « self-made-man ». La demande de reconnaissance n’était plus articulée à la quête d’une solidarité et à l’ancrage communautaire de leur « pratiques culturelles ». Elle semblait satisfaite de la possibilité d’une reconnaissance strictement statutaire entre pairs. Ces artistes chercheraient désormais la reconnaissance parmi des pairs qui, ensemble, pourraient devenir une sorte de groupe d’intérêt. Il va sans dire que ce processus a profité grandement de la reconnaissance offerte par des pairs vivant outre-mer.

vi On peut se demander s’il ne faut pas appeler le passage du désir d’une expression authentique à une entreprise ironiste nourrie par tout ce qui s’offre à la critique, un repli tout simplement défensif des subjectivités. Si c’est le cas, on peut aussi se demander comment pourra éventuellement se réarticuler à partir de ce programme défensif, un retour à l’utopie expressive de la subjectivité ? On verra que le projet d’I Like Jazz était justement un tel projet défensif qui misait sur les ressources de la subjectivité plutôt que sur la seule iconoclastie.

vii Voir à cet effet, Circuit : revue nord-américaine de musique du XXe siècle, vol. VI, no 2, (1995) : « Musique actuelle ? ».

viii Cf. Circuit : revue nord-américaine de musique du XXe siècle, vol VI, no 2, loc cit. Voir aussi entre autres la recension critique d’Yves Charuest : « Le dossier “musique actuelle” de la revue Circuit : bien plus qu’un non- lieu », dans Musicworks, no 65, été 1996, pp. 58 sqq.

ix Cette remise en cause est devenue très gênante lorsque la très estimée rédactrice en chef du journal Le Devoir, madame Lise Bissonnette, a commis un papier d’humeur où elle avertissait les musiciens de musique savante qu’ils devraient un jour ou l’autre tenir compte du sens commun qui ne trouve pas de sens dans la musique contemporaine. Cela a fait réagir les compositeurs montréalais que l’on a pu voir répliquer dans les pages du Devoir. Quelques interventions laissaient entendre qu’on était d’accord avec madame Bissonnette, mais que sa sûreté doublait par la droite l’esprit de réforme encore mou du milieu . J’ai moi-même réagi à l’intervention de madame Bissonnette dans un tout autre registre. Pour avoir une idée plus sûre des effets de l’intervention de Bissonnette dans le milieu musical, cf. Circuit, vol VII, no 1, 1996, qui collige l’ensemble des répliques. On pourra lire l’intégrale de mon intervention dans Circuit, Vol VIII, no 1, 1997, car la reprise du texte à l’attention du Devoir dans l’édition de Circuit de 1996 avait été censurée. Pour plus d’explications et pour une chronique réflexion à propos de l’effet de l’intervention de madame Bissonnette dans le milieu musical, cf. mon petit article, « Engagement et critique d’art dans le milieu de la musique savante : l’histoire d’un exil », dans Moebius, no 72, printemps 1997, pp. 75 sqq.

x L’EMIM était déjà sur sa fin après 1982. Jean Derome parle de 600 concerts qui ont été présentés comme des concerts des membres de l’EMIM entre 1977-1982 (cf. « Le jazz à Montréal : un point de vue critique », loc cit.). Après 1984, l’EMIM avait la fonction à laquelle l’ADMO – j’y arrive – s’est consacrée à partir de 1986.

xi La thématisation de la formalisation de la musique improvisée comme dialectique du prédéterminé et du spontané, comme «lutte», dans I Like Jazz, entre les figures saturées en phase d’autonomisation de l’improvisation et les canevas sous-entendus, sera considérablement élargie après la fin d’I Like Jazz (cf. à cet égard, mes CDs : Musique-Idée, JACD-4017 et Passages et Dérives, AMIM, 9411). Puis, avec le collectif Wreck’s Progress (1992-1997), nous avons accompli une véritable réduction de la substance formelle de l’improvisation à sa seule forme spontanée – d’une manière qui nous semble approfondir ce qui reste en dernière instance assez superficiel dans le free jazz (cf. les CDs Passages et Dérives, et Catalogue vol. 1, AMIM, 9810). Ceci m’a amené, avec mon étude des théories de la musique de différents philosophes (notamment Adorno et Hegel) à une réflexion de fond sur les conditions subjectives originaires qui rendent possible la nature spécifique de la forme de la musique improvisée – ce qui n’est pas sans m’avoir aussi incité à envisager de faire éventuellement une étude comparée de la musique écrite et improvisée à partir de cette réflexion (cf. notamment L’expressivité de l’oubli : essai sur le sentiment et la forme dans la musique de la modernité, Bruxelles, La Lettre volée, 1999).

xii Cf. Michel Henry, Essai d’ontologie biranienne : philosophie et phénoménologie du corps, Paris, PUF, 1965. xiii Bien sûr la phénoménologie de la subjectivité violente n’est pas en reste quant au souci pour l’autre : elle tente de retracer la structure intersubjective positive de la violence. C’est ainsi que j’entends proposer ici une alternative à la forme de la question de la violence telle qu’elle est posée dans les ontologies de l’altérité.

xiv Cela dit, je ne veux pas m’arroger le privilège de la production d’une alternative à cette thèse classique. On pourrait faire une analogie entre ma réflexion sur la violence et celle de Benjamin ou Kant par exemple, qui cherchent à faire sortir le concept de violence de l’alternative 1) nécessité instrumentale dans le contexte de sa valeur de fondement pour le droit naturel – toujours appuyé par une théorie anthropologique fondamentale –, ou 2) négation utopique, promesse de l’abolition de la violence par un changement radical de la société. C’est un tel dépassement qui est visé par Benjamin sauvant la violence révolutionnaire comme « fondatrice du droit » (cf. « Pour une critique de la violence », trad. M. de Gandillac, dans Essais, Denoël-Gonthier, 1971). Pour sa part, Kant admet une sublimité du spectacle de la violence qui, dans l’ordre du sentiment, aurait une valeur positive pour le sujet moral (cf. Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1984; sur la valeur morale potentielle du spectacle de la Révolution française : Le conflit des facultés, trad. A. Renaut, Gallimard, Pléiade, Œuvres philosophiques III). Ma défense de l’idée de la communicabilité expressive directe de la violence entend cependant être une alternative à l’idée que l’enthousiasme suscité par le spectacle de la violence révolutionnaire soit émancipateur. Mon entreprise va dans le sens d’approfondir comment la communication de la violence est un appel en vue d’assumer la violence comme telle : aujourd’hui, par sa simple représentation, la violence révolutionnaire ne peut plus être la médiation d’un sentiment édifiant qui fait prendre part. Dans un monde qui est saturé de représentations ironiques du politique, la simple représentation de la violence politique est, elle aussi, avalée par la dialectique souveraine et dissolvante de l’expérience esthétique.

xv Cf. à ce sujet, la note précédente.

credits

released November 24, 2017

I Like Jazz, Anthologie vol. 1 :
Enregistré le 26 juillet 1985 au Bar Shibumi à Montréal
Yves charuest (saxophone alto)
Guillaume Dostaler (claviers)
Normand Guilbeault (contrebasse)
Michel Ratté (batterie)

Enregistrement : Gilles Corbeil

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Michel Ratté Montreal, Québec

Michel Ratté est un musicien reconnu sur les scènes canadiennes de la musique nouvelle et du jazz. L’originalité de son aventure musicale et l’intelligence soutenue avec laquelle il en expose conceptuellement les tenants et aboutissants sont remarquables. Son approche approfondie et inédite de l' improvisation musicale ouvre une voie très particulière sur la musique en général. ... more

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