L’EXPRESSIVITÉ DES CORRESPONDANCES MUSICALES CACHÉES ÉLARGIT LE COSMOS SURRÉALISTE

L’addition des événements sonores autrefois évanescents aux êtres durables est une chance pour la découverte de nouvelles correspondances entre ces événements et les multiples choses durables qui participent déjà à la constitution du monde. Elle est aussi une chance de découvrir les correspondances qui peuvent exister entre les événements sonores eux-mêmes. Ce dernier type de correspondance est ce que souhaite exemplifier la musique offerte ici. Je propose à l'écoute ce que je qualifie d'objets trouvés surréalistes qui existent sous la forme du résultat de la diffusion simultanée de musiques enregistrées.

J'attire d'emblée l'attention sur le fait que les correspondances entre les événements sonores enregistrés, ainsi que les moyens pour les trouver demeurent en grande partie énigmatiques. D'une manière générale d'ailleurs les affinités cachées entre les événements sonores évanescents devenus des êtres durables grâce à la phonographie nous ouvrent un horizon de possibilité de correspondances entre elles à l’égard desquelles on ne saurait se préparer, ni même s’orienter en étant sûr de s’en approcher. Il est non négligeable à cet effet que l'encapsulage des événements sonores dans les phonogrammes leur confère une unicité irréductible qui contribue à la dissimulation de ces correspondances . Car ce qui happe l’attention dans l’expérience de l’audition du passé enregistré est à chaque fois enfermé dans son petit miracle même (cf. partie III du texte disponible ici : www.academia.edu/37177083/Autour_et_%C3%A0_propos_de_Correspondances_magiques_des_langueurs_de_lamour_en_musique_ou_De_la_rencontre_des_musiques_enregistr%C3%A9es_comme_objet_trouv%C3%A9_surr%C3%A9aliste_par_excellence_1984_08_2018

Ces correspondances sont désormais pensables comme objets possibles mais il est impossible de les faire apparaitre par l'imagination. Soit, un événement sonore enregistré perçu peut s'associer passivement au souvenir d'un autre. La plupart du temps ce sera sur le mode de l’éveil passif de souvenir qui suscite la reconnaissance de l’événement passé ou de ce qui en fait partie : la voix d’une personne, le type de mécanisme produisant l'émission du son ou l’oeuvre dite ou « jouée » — s’il s’agit de musique, etc.. Cependant, l’imagination ne sait pas étendre son souvenir d’objet temporel sonore en même temps qu’elle en perçoit un autre sauf s’il s’agit du même objet en souvenir et en présence. Il va s’en dire que l’imagination ne peut se donner spontanément la co-occurence de deux présentifications de souvenirs d’objets temporels. Pourtant nous avons la possibilité de découvrir des simultanéités d’objets temporels réels, ce qui était impensables il y a 130 ans. Nous avons un dispositif (l’enregistrement sonore) qui permet de produire un nouvel objet temporel dans le réel : l'objet synthétique constitué par la co-occurence sensible d'au moins deux objets sonores enregistrés. Cela ouvre tout un horizon de possibilité de découvertes de correspondances sonores.

Les correspondances surréalistes entre les contenus sonores encapsulés dans les phonogrammes dont je traite ici sont essentiellement des contenus musicaux puisque ce sont d'eux que les contingences et contraintes historico-matérielles du capitalisme ont fait une marchandise - sans avoir jusqu’à maintenant eu complètement raison des espoirs infatigables d'en faire un héritage. Cependant ici, il s’agit d’en faire un héritage qui est autre chose que l’expérience historique de l’approfondissement cumulatif de l’écoute musicale et de la transformation de la musique elle-même par l’avènement du phonogramme. Même si les correspondances sont exprimées concrètement en musique, l’érudition musicale et le raffinement de l’expérience de la musique rendus possibles par l’enregistrement sonore ne confèrent pas plus de compétence pour découvrir les correspondances surréalistes dont je parle. Les musiques certes se comparent et les comparaisons nous les font entendre autrement, mais leurs correspondances surréalistes ne peuvent être que l’objet d’une expérience vive, celle de l’expression inattendue de leur affinité dans la durée de leur diffusion co-occurrente.

Ces correspondances sont en soi des objets trouvés surréalistes. C’est sous la forme de rapports de complémentarité et secondairement de similarité, mais surtout de concordances formelles dans la durée immanente des oeuvres manifestées de manière continue lors de leur diffusion simultanée, que s’exprime le contenu propre de cet objet trouvé : une rencontre surréaliste, des musiques elles-mêmes. En effet, la diffusion simultanée de musiques enregistrées ne laisse pas les musiques les plus hétérophoniques simplement comparaitre devant notre oreille. Le phénomène originaire de tendance forte à la fusion sensible, si caractéristique des contenus sonores (Ratté, 2016), en deçà, mais aussi à travers le contexte astreignant de la codification musicale, pose pour notre oreille toutes musiques diffusées simultanément au moins en un face-à-face intriqué, et dans les cas les plus heureux et les plus inattendus les font s’embrasser jusque dans le décours des tensions et détentes inhérentes à leur durée. Il n’y a pas d’exemple avant l’avènement de l’enregistrement sonore - peut-être des expériences compositionnelles de Charles Ives ? - , d’intérêt pour l’expressivité de la rencontre de musiques en diffusion simultanée, un intérêt qui aurait permis éventuellement le dévoilement de telles correspondances.

Il est notable que les synthèses musicales dont il est question ici ne se réduisent pas à des similarités ou des complémentarités comme on les trouve dans les séquences courtes qui deviennent l’agent liant du continuum musical composé par les DJs contemporains de musiques de danse. La perspective qui est la leur permet certainement de trouver moult musiques qui sont superposables au sein d’un corpus immense, mais celui-ci demeure stylistiquement très codifié et la superposition des musiques a la plupart du temps qu’une fonction de transition. Les effets esthétiques qui en découlent dans l’horizon au sein duquel ceux-ci sont attendus n’ont rien à voir avec l’expérience surréaliste de la découverte de phonogrammes musicaux qui à notre insu avait à se rencontrer pour que leur musique s’embrasse. Le mode d’écoute simultanée proposé ici peut déjouer les connaissances prédictives et les connaissances mimétiques des musiques enregistrées co-occcurrentes en transfigurant celles-ci, Pour autant, les correspondances sont aussi accessible à ceux qui ne sont pas familiers avec les oeuvres qui sont diffusées.

Devant les heureuses correspondances des musiques qui se rencontrent, la subjectivité n’est pas en état de confusion devant une réalité qui serait chaotique. On dira plutôt que l’imagination est prise de court par la configuration du réel, ce que prise particulièrement l’attitude surréaliste. On notera que cet état n’est pas pour autant le dépassement définitif de l’imagination. Il y a plutôt prise de conscience du fait que, d’une certaine manière, la poussée du torrent de la marchandise-enregistrement devient le concurrent de la capacité de produire de l’inédit artistique. Le propre du «génie de la composition» est de réaliser le rapprochement de réalités distantes et de faire émerger de leur proximité même une liaison inédite qui, avant son dévoilement, n’était pas imaginable. Les médiations objectives de l’oeuvre d’art sont les voies pour la réalisation de cette expérience subjective si bien qu’à rebours il devient possible de dire que la distance qui séparait ce qui est désormais rapproché n’était qu’une fausse distance. Ces caractéristiques de l'expérience sont formellement identiques lorsque l’on tombe sur la diffusion simultanée de musiques qui sont dans un face-à-face intriqué dévoilant leurs correspondances. Cette découverte se fait dans un processus longitudinal qui fait apparaître la complicité des musiques jusque dans le rythme de l’expressivité intrinsèque des décisions compositionnelles de part et d’autre.
C’est ce que je crois manifeste dans un montage que j'ai mis à disposition du public, il y a quelques années sur mon site d’archives. On y entend le long baiser de la musique de Wagner et d'Om Kalthoum que vient appuyer le rythme et l’intonation d’un poème d’André Breton dans la culmination de leur étreinte. michelratte.bandcamp.com/track/correspondances-magiques-des-langueurs-de-lamour-en-musique-ou-de-la-rencontre-des-musiques-enregistr-es-comme-objet-trouv-surr-aliste-par-excellence-1984.

Ce montage n’est pas le fruit d’un agencement imaginé comme par exemple ce peut être le cas avec les poèmes-objet des surréalistes. L’unité en la rencontre des musiques de Wagner et Om Kalthoum apparaît à la face même de leur étreinte, sans la médiation de notre interprétation : ce sont bel et bien des objets trouvés, au demeurant, surréaliste puisqu'ils révèlent chaque fois un horizon et l'espoir d'autres correspondances possibles. Bien sûr, il y a une plausibilité statistique de la «convenance » une pour l'autre de ces musiques qui après tout sont faites à partir de systèmes redondants de combinaisons de sons fréquentiels déterminés. Mais cela n’annulera pas le fait troublant que chaque rencontre de musique nous offre aussi un second début de relation avec chaque musique,sans annuler pour autant les effets structurant de la première familiarité que nous avions avec elles et qui leur a conféré à chacune un sens unique irréductible. C'est jusqu'à notre projection d'habitus ( ou projection mimétique) sur l'expressivité des décisions compositionnelles contingentes dans l’expression des tensions et détentes musicales de part et d’autre qui est reconstruite en un autre régistre de synthèse. C’est pour cela que nous ne pouvons pas les entendre comme des musiques en simples fusions objectives ponctuelles et occasionnelles. Elles s’embrassent tout du long et ne se mélangent qu’en tant qu’elles s’embrassent. Cela n'empêche pas pour autant que des différences stylistiques prononcées puissent contribuer à la différentiation des objets dans la longue durée. Toutefois cela ne l'emporte pas sur la différentiation à partir de l'esprit qui anime l'expressivité des décisions dans le cours de chaque musique. Et c’est l'affinité inimaginable de leurs esprits qui se composent pour nous dans l’écoute simultanée. Je rappelle cependant que cette dernière demeure dépendante matériellement de conditions techniques entièrement harnachée par les rationalisations capitalistes de l'"industrie culturelle".

L'espoir surréaliste fait feu de tout bois et si possible de tout le reste du monde. Cela est bien à propos vue l'état de ce dernier. C'est pourquoi le réflexe qui présume que l'attitude surréaliste est celle de la belle âme, aveuglée par son innocence - ou complaisante et nostalgique quand elle l'est moins -, relève aujourd'hui de la petitesse la plus banale.

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Pour le présent recueil j'ai pris la liberté de faire des coupures et des ajustements. Cela m'a permis également d'aller plus loin dans ma réflexion, en l'occurrence d'expliciter ce que ces mélanges exposent aussi dans leurs tensions spécifiques et de décrire les affects suscités par ces mélanges. Ma réflexion sera progressivement publiée dans des commentaires accompagnant chacun des montages.